« Aucune cellule de la société ne vaut la peine d’être défendue qui n’est pas l’association d’êtres libres qui y entrent volontairement et peuvent s’en retirer à tout moment sans avoir à pâtir de rien d’autre que de la séparation de ce groupe[1]. »
A l’heure où la notion de consentement est au cœur de l’émancipation des femmes, une autre minorité encore invisible et privée de voix reste opprimée : les enfants. Coincés entre l’école et la famille, ils se voient bafoués leurs droits les plus élémentaires au nom du sacro-saint « bien-être de l’enfant » décidé par les adultes. S’il y aurait tant à dire sur l’oppression des mineurs[2], je me limiterai à la nécessité de créer des lieux nouveaux qui garantiraient les apprentissages autogérés des plus jeunes et plus généralement de tous.
L’école est néfaste
Pour moi, l’école est néfaste, mais, faute de mieux, beaucoup de parents scolarisent leurs enfants, plus pour des raisons pratiques que par conviction, c’est un pis-aller. Je n’ai pas à les juger mais je n’ai pas à m’interdire de donner ma vision d’une institution totalitaire. Ce qui me pose le plus problème avec l’école, c’est qu’elle repose sur le non-consentement de ses membres. Combien d’enfants y vont de leur plein gré, sont enjoués de se lever tous les matins pour rejoindre leurs camarades ? Cet aspect est suffisant pour la rejeter. Beaucoup vantent l’école pour sa capacité à brasser les enfants de tous horizons, cette sacro-sainte mixité sociale. Il est vrai que c’est un des points forts de l’école mais qui a ses limites car la mixité sociale n’est bien souvent valable que pour ceux qui ne peuvent s’y soustraire, c’est-à-dire les classes populaires. L’école serait également le lieu par excellence de la socialisation des enfants. Je vois plutôt l’école comme une concentration d’enfants qui apprennent à survivre dans une masse d’anonymes, dont les plus forts prendront la tête. Certes, il existe encore des petites écoles de villages ou de quartier, à taille moins inhumaine, mais elles tendent de plus en plus à disparaître et ne doivent pas être idéalisées, il n’y a qu’à regarder le documentaire à succès Être et Avoir pour s’en convaincre. De plus, de quelle socialisation parle-ton lorsqu’on regroupe autant d’enfants contre leur gré, qu’on les classe par âge, dans un espace coupé de l’extérieur, surveillé par des adultes, où la liberté de circuler est entravée et soumise à des règles imposées ? Qui se pose la question de savoir si un enfant de 3, 6 ou 8 ans est intéressé par la fréquentation aussi intense d’autres enfants de son âge ? L’école serait le temple de la connaissance, le lieu où on apprend « pour de vrai ». S’il est indéniable que l’école a permis une élévation du niveau d’instruction de la population, c’est avant tout que le législateur a œuvré énergiquement pour l’imposer à tous sans laisser de véritables échappatoires. Il est fort probable qu’un autre système ait obtenu des résultats similaires, sinon meilleurs.

Enfin, qu’apprend-on dans une institution qui hiérarchise les savoirs, évalue systématiquement, désapprouve l’entraide, puni les récalcitrants, fait du maître et du professeur des autorités indiscutables, etc. ? Comment ne pas souscrire à cette remarque de Neil, qui affirmait il y a presque un siècle de cela : « c’est sur les conseils du démon que l’on inventa l’école. L’enfant aime la nature ? On le parqua dans des salles closes. L’enfant aime voir son activité servir à quelque chose ? On fit en sorte qu’elle n’ait aucun but. Il aime manier les objets ? On le mit en contact avec les seules idées. Il voudrait s’enthousiasmer ? On inventa les punitions. Alors, les enfants apprirent ce qu’ils n’auraient jamais appris sans l’école : ils surent dissimuler, tricher, ils surent mentir. »[3] Je conclurai, en accord avec Catherine Baker, que la pire des choses qu’on tente de nous inculquer à l’école, c’est la soumission : « La sale petite vie qu’on t’aurait imposée à l’école n’est pas marrante. Et ce n’est pas, comme le prétendent quelques optimistes, qu’une période limitée de la vie. Parce que c’est vrai que le dressage est efficace : ces élèves gentils, disciplinés, polis et souriants seront presque tous, adultes, des trembleurs qui ramperont sans jamais faire d’histoires. »[4]
La famille est imparfaite
Bien que je rejette l’école, je ne place pas pour autant la famille sur un piédestal. Mon propos n’est pas de faire de cette institution un modèle irréprochable. Rappelons que la violence s’exerce d’abord au sein de la famille. En 2017, 68 enfants sont morts sous les coups de leurs parents et plus de 23 000 plaintes pour violences physiques intrafamiliales sur mineurs ont été enregistrées[5]. Sans aller jusqu’à la plainte, de nombreux enfants sont victimes de violences éducatives ordinaires, c’est-à-dire que leurs parents utilisent « la peur, la violence, la honte, l’humiliation » pour les faire obéir ou pour conditionner leur comportement[6]. Pour cette raison, les enfants ont tout à gagner à sortir du cadre familial par le biais de l’école. Néanmoins, contrairement à l’école, la famille a une légitimité qui repose sur l’attachement biologique entre l’enfant et ses parents. La famille se doit d’être le premier espace de sécurité, avant de s’effacer au profit d’autres environnements librement choisis par l’enfant. Autrement dit, la fonction première de la famille devrait être celle d’un cadre rassurant, protecteur, qui permettrait à l’enfant de la quitter quand celui-ci se sent suffisamment en confiance pour le faire. Au lieu de tenter de réformer l’école, commençons déjà par sensibiliser les parents aux problèmes des violences éducatives ordinaires et aux besoins des enfants. Toutefois, même dans le cas de familles bienveillantes et informées, un enfant ne peut s’épanouir pleinement. Il lui faut, à un moment donné, fréquenter d’autres personnes et voir d’autres choses.
Des lieux d’un nouveau genre
Il convient alors de trouver une voie médiane, qui offrirait les avantages de l’école (les enfants et les ressources) et de la famille (un cadre rassurant), qui garantirait la sécurité et la dignité des enfants. Dans son ouvrage Instead of Education[7], publié en 1976, John Holt, ancien instituteur, fait la distinction entre É-cole et é-cole. Pour lui, l’élément central de cette séparation réside dans le caractère obligatoire ou non de leur fréquentation. Selon Holt, les é-coles sont des lieux où l’on apprend « à faire quelque chose de précis » et « qui aident les gens à explorer le monde comme ils l’entendent ». Les É-coles, quant à elles, sont des espaces réservés aux éducateurs « qui recrutent et conservent leur élèves en les menaçants d’incompétence ou de pauvreté ». Ce faisant, « la différence entre les é-coles et les É-coles n’a rien à voir avec la pédagogie ni avec les philosophies de l’éducation, les méthodes d’enseignement, les programmes, le matériel, etc […] et peu importe que l’école soit agréable ou qu’elle accueille aussi des hamsters ». Holt explique que « bien des é-coles ont des structures strictes et rigides » et imposent une « discipline forte et inflexible » comme les cours de danse classique et les arts martiaux, mais comme elles sont basées sur la participation volontaire de leurs étudiants, il n’y a aucun problème. Partant de cette approche, on peut recenser des centaines d’é-coles : médiathèques, ludothèques, MJC, auto-écoles, clubs de sport en tous genres, etc. A contrario, les établissements d’enseignement public, les écoles Montessori et même les écoles démocratiques – qui, malgré tout, font signer un contrat à l’enfant au moment de son inscription – sont des É-coles, car les étudiants sont obligés d’être assidus. Par exemple, des lieux comme le garage solidaire etl’atelier vélo à Gaillac, le café associatif O’filao et la ludothèque La Marelle à Albi ou encore le café Plum’ à Lautrec sont de véritables é-coles car ils n’exigent pas l’assiduité ou la preuve d’un quelconque savoir des personnes qui le fréquentent mais se contentent de mettre à disposition des outils et des personnes-ressources. Il est intéressant de remarquer qu’il existe, d’un côté, davantage d’é-coles s’adressant à un public intergénérationnel ou uniquement aux adultes et, de l’autre, des É-coles réservées aux enfants, preuve que nous vivons dans une société où l’âgisme – discrimination selon l’âge – est monnaie courante.
Ray Oldenburg, de son côté, a théorisé des lieux qui ne se sont ni le travail, ni le foyer dans un livre intitulé The Third Place et paru en 1989. Ces « tiers-lieux présentent la qualité d’un endroit qui permet les rassemblements dans un cadre public informel, qui contribue à créer une communauté vivante. Ils offrent un espace favorable à la diversité où les gens peuvent être eux-mêmes, acceptés pour ce qu’ils sont ou en phase avec ce à quoi ils aspirent. »[8] Il est vrai qu’aujourd’hui le concept a été dévoyé par le capitalisme branché et qu’un tiers-lieux évoque plutôt un espace de co-working associé à un café lounge dans lequel des jeunes cadres trempent leur croissant dans leur infusion de thé sencha, tout en travaillant sur leur macbook pro. Néanmoins, l’idée de tiers-lieux reste pertinente car elle met en avant les notions de convivialité, de proximité ainsi que le caractère informel des rencontres entre individus. De plus, l’aspect social est primordial. A titre d’exemple, les parcs, les aires de jeux, les places, les marchés mais aussi les coiffeurs et les cafés sont des tiers lieux au sens où l’entend Oldenburg.

Dès lors, pourquoi ne pas créer des lieux hybrides qui prendraient en compte à la fois les préoccupations de Holt et d’Oldenburg ? Des lieux dans lesquels les gens auraient la possibilité de transmettre ou de venir chercher un savoir ou une compétence, ou de ne rien faire de particulier. Il s’agirait de fusionner les é-coles et les tiers-lieux pour en faire de véritables lieux ressources au sens large, des espaces qui proposeraient à la fois du matériel, des enseignants et des camarades. On pourrait concevoir ces lieux-ressources comme des lieux intergénérationnels, dont les membres proposeraient librement activités, séminaires, discussions libres, débats, etc. ou viendraient juste pour boire un café, jouer ou rompre leur isolement. Les enfants côtoieraient les adultes, les jeunes les vieux, les pauvres les modestes et les aisés. La fréquentation de tels lieux serait libre, gratuite et sans obligation d’assiduité. Aucun examen ne serait proposé et aucun diplôme ne serait délivré. Seul le plaisir d’apprendre et de rencontrer d’autres gens seraient au programme. Les lieux-ressources permettraient d’atteindre les trois objectifs d’un véritable système éducatif tel que le conçoit Ivan Illich : « à tous ceux qui veulent apprendre, il faut donner accès aux ressources existantes, et ce à n’importe quelle époque de leur existence. Il faut ensuite que ceux qui désirent partager leurs connaissances puissent rencontrer toute autre personne qui souhaite les acquérir. Enfin, il s’agit de permettre aux porteurs d’idées nouvelles, à ceux qui veulent affronter l’opinion publique, de se faire entendre. Un tel système supposerait l’existence de garanties constitutionnelles accordées à l’éducation. »[9]
A partir de là, la véritable chose à entreprendre serait non pas de détruire les É-coles mais de les transformer en lieux-ressources. En effet, pourquoi financer sans cesse des structures flambantes neuves alors que les bâtiments et les ressource existent déjà ? Pour information, en 2015, la France comptait près de 63 000 écoles, collèges et lycées – publics et privés confondus – et 860 000 enseignants ! En outre, un élève coûte entre 5 000 euros – à la maternelle – et 10 000 euros – au lycée – et le budget alloué à l’Éducation nationale, quant à lui, représente la moitié du budget total de la France ! Il s’agirait donc de mieux répartir cet argent et d’en faire profiter le plus grand nombre. Tout le monde aurait à y gagner : les enfants, les parents, les enseignants mais d’une manière générale l’ensemble de la société. Tout d’abord, les enfants évolueraient dans un cadre libre, qu’ils auraient la possibilité de quitter à tout moment et où leur spontanéité ne serait pas étouffée. Les enseignants, quant à eux, n’auraient plus à déployer une énergie folle à essayer d’intéresser un auditoire hermétique car désormais ils auraient en face d’eux un public de volontaires motivés. De plus, ils bénéficieraient d’une totale liberté pédagogique et pourraient intervenir sur des sujets qui les passionnent et non plus suivre aveuglement un programme prédéfini. Les parents aussi seraient gagnants dans la mesure où ils auraient des enfants moins énervés, stressés et anxieux, plus enthousiastes et heureux. Le climat familial s’en trouverait apaisé et la qualité des relations améliorées. Enfin, la population dans son ensemble bénéficierait d’un accès facilité et généralisé au savoir, vecteur d’émancipation et d’autonomisation.
Certains objecteront qu’il s’agit d’une douce utopie et poseront la question : « mais qui va s’occuper des enfants ? » A cela, il est possible d’imaginer un système de mise en disponibilité des salariés, comme cela existe déjà dans la fonction publique, afin d’offrir aux parents qui le souhaiteraient la possibilité d’arrêter un temps de travailler pour rester auprès de leur enfants ou pour se diriger vers d’autres activités, temporairement, sans perdre son travail. Il est certain qu’il faudra envisager la naissance d’un enfant comme un bouleversement autrement plus envahissant qu’il ne l’est à l’heure actuelle pour la majorité des parents pour qui le retour au travail est encouragé dès les 2 mois après l’accouchement. Il faudrait accepter l’idée de s’occuper de ses enfants jusqu’à leur autonomie et non plus les abandonner dès leur plus jeune âge aux diverses institutions de garderie – crèches et écoles maternelles essentiellement. D’autres parleront de fracture territoriale avec des espaces ruraux qui seront désavantagés par rapport aux villes, et des quartiers pauvres pénalisés par rapport aux quartiers cossus. Premièrement, la situation ne peut pas être pire qu’actuellement. Il n’y a rien à perdre à tenter quelque chose de novateur. Deuxièmement, il ne tient qu’aux habitants d’ouvrir des lieux – les bâtiments désaffectés ne manquant pas en milieu rural ni en milieu urbain d’ailleurs – et de se les approprier. Pour cela, il faudrait assurer l’indépendance des porteurs de projet des caprices du personnel politique local. Troisièmement, il y aurait toujours les établissements scolaires existants, dont le maillage territorial est non-négligeable et sur lesquels les habitants pourraient s’appuyer. A terme, chaque hameau, chaque village, chaque quartier devra avoir son lieu-ressource.
Trouver un compromis entre l’école et la famille est donc tout à la fois une nécessité d’un point de vue éducatif mais serait aussi bénéfique d’un point de vue social. Cela participerait notamment à la lutte contre l’oppression des mineurs, à l’autonomisation de tous par rapport aux institutions dominantes et à redonner de la cohésion aux villes et villages. Ce changement de paradigme devrait s’accompagner d’autres modifications sociétales allant toutes dans le sens d’un abandon du système économique dominant : mutualisation, autogestion, moindre consommation, respect de l’humain, justice sociale…
Florian Jourdain, 29 septembre 2019
[1] Catherine Baker, Insoumission à l’école obligatoire, 1985.
[2] Voir Yves Bonardel, La domination adulte. L’oppression des mineurs, 2015.
[3] Alexandre NEILL, cité par Joanna GRUDZINSKA, Révolution école (1918-1939), 2016.
[4] Catherine Baker, op. cit.
[5] Rapport de l’Observatoire national de la protection de l’enfance, avril 2019.
[6] Gilles Lazimi, Europe 1, 29 avril 2019.
[7] Publié en France en 2012 par les Editions l’Instant Présent sous le titre Apprendre sans l’école.
[8] Ray Oldenburg, The Third Place, 1989.
[9] Ivan ILLICH, Une société sans école, 1971.