On n’a jamais autant parlé de l’instruction en famille (IEF) que ces dernières années, notamment depuis qu’Emmanuel Macron a exprimé son souhait de rendre l’école obligatoire, fin 2020. Une publicité inédite qui a permis d’éclairer un phénomène marginal, ou du moins de le mettre sous le feu des projecteurs. Car le moins que l’on puisse dire, c’est que le souci d’exactitude n’est pas la norme lorsqu’on appréhende l’IEF. Dernier exemple en date avec une double page dans Charlie Hebdo.
S’il ne fallait pas s’attendre à une quelconque bienveillance de la part de l’hebdomadaire satirique, on était tout de même en droit d’espérer un minimum de rigueur, mais Laure Daussy, la journaliste à l’origine du papier, a multiplié les approximations, pour ne pas dire les énormités, préférant les lieux communs aux faits.
« Instruction à la maison. L’école du repli sur soi ». Dès le titre, le ton est donné. Alors qu’on s’attendait logiquement à une radiographie au vitriol de l’IEF en France, Laure Daussy s’est surtout focalisée sur les résistances face à la nouvelle loi adoptée en 20211. Sur le banc des accusés : deux familles. Motif de l’accusation : un amalgame confus entre leur action (la désobéissance civile), leur pratique pédagogique (le unschooling) et leurs supposées convictions politiques (« anti-système », « écologie radicale »). Témoins à charge : « un ancien collaborateur de Blanquer », une vice-présidente de l’Unadfi2, « un inspecteur d’académie en charge de l’instruction en famille », et ce brave Jean-Baptiste Maillard, secrétaire général de l’association Liberté Éducation, qui endosse le rôle de Judas pour l’occasion – une hérésie pour cet adorateur du Christ.
Après une mise en bouche contextuelle sur le changement de paradigme autour de l’instruction en famille, on encaisse coup sur coup les propos hasardeux de Maillard et de la présumée « cheville ouvrière » de la nouvelle loi IEF, visiblement tous deux experts en radicalisation islamiste. Un petit coup de « dérives sectaires », d’« écologistes radicaux », d’« anti-système » et même de « pédagogies alternatives voire ultra alternatives », et c’est la peur au ventre qu’on fait la connaissance du premier couple de désobéissants. Un portrait au vitriol plus tard, conclu par la sentence lapidaire d’un procureur de province, et c’est au tour du deuxième couple de désobéissants d’y passer. On reprend son souffle, puis Laure Daussy remet une pièce dans la machine à sensations en brandissant ses épouvantails : Maillard, l’Unadfi et un inspecteur de l’éducation nationale dont on ignore tout, hormis le fait qu’il inspecte régulièrement des familles IEF. Puis clap de fin sur la protection de l’enfance. Laurence de Cock n’aurait pas fait mieux.
On ressort décontenancé après la lecture d’une telle accumulation de raccourcis grossiers. Au premier rang des nombreux poncifs émaillant cet article, on trouve le sempiternel « manque de socialisation » des enfants instruits en famille. Une préoccupation qui devient psychose dans la bouche pâteuse d’une des interviewées, en roue libre : L’IEF « est un entre-soi terrible. Ce sont souvent des parents antisystème, et leurs enfants sont l’instrument de leur combat ». Quel entre-soi ? Quel système ? Quel combat ? On ne sait guère. Des sources ? Allons bon ! On ne s’encombre pas de si peu dans le journal phare de la liberté d’expression.
Ce délire complotiste est omniprésent tout du long, servi par un champ lexical des plus raffinés : « écologistes radicaux », « séparatistes », « familles plongées dans le rigorisme religieux », « adeptes de pédagogies alternatives, voire ultra-alternatives ». Au nom de l’intérêt supérieur de l’enfant et de la protection de l’enfance, chacune des personnes interrogées y va de son opinion, de son anecdote, sans contradiction, participant ainsi pleinement à un plaidoyer réactionnaire contre une autre éducation.
Laure Daussy aurait pu enrichir son propos en donnant la parole à des acteurs de premier plan, moins habités par une vision fantasmée d’un phénomène encore mal connu en France. Pourquoi, en effet, s’adresser à Jean-Baptiste Maillard, arriviste post-Covid, et non à des responsables de LED’A, la plus ancienne des associations IEF, créée à la fin des années 1980 ? À un obscur inspecteur d’académie et non à des universitaires travaillant sur la non-scolarisation sous toutes ses formes, comme Philippe Bongrand ? Et plus généralement à des interlocuteurs aux propos sentencieux, mais non étayés, au détriment de familles aux motivations et pratiques hétérogènes ?
Toute de même, soyons indulgents. Peut-être l’auteure a-t-elle été désignée pour couvrir un sujet qu’elle ne maîtrise pas – mais sur lequel elle possède de solides a priori – ? Peut-être le temps lui a manqué, d’où l’absence de sources écrites et l’omniprésence de témoignages non vérifiés. Dans ce cas, il n’est pas inutile de lui rappeler que :
– selon Prisca Thevenot, « un peu plus de 50 000 demandes d’autorisation d’IEF ont été instruites » pour l’année scolaire 2023-2024. Seulement, 35 000 d’entre-elles ont été accordées de plein-droit à des familles pratiquant déjà l’IEF au moment de l’adoption de la loi. Ce qui signifie que seules 15 000 nouvelles demandes ont réellement été instruites, donnant lieu à 60 % d’acceptation et à 40 % de refus3;
– le unschooling est bien plus que la simple traduction littérale de « non-scolarisation », que ce concept a une histoire et a fait l’objet de nombreuses écrits4 ;
– « aucune enquête ne permet de dire dans quelle proportion l’instruction en famille concerne les familles musulmanes ni quel type de familles musulmanes elle concerne réellement » ;
– rien ne justifiait un renforcement du contrôle de l’IEF, ni l’étude d’impact, ni Jean-Michel Blanquer en personne qui, en juin 2020 se félicitait devant les Sénateurs d’être arrivé à un bon équilibre juridique ;
– la désocialisation des jeunes non-scolarisés relève plus d’une « présomption répandue, souvent manichéenne », que d’un fait solidement étayé ;
– « les témoins ne doivent pas être forcément crus sur parole, les plus naïfs des policiers le savent bien »5
Beaucoup d’imprécisions pour un travail qu’on peine à attribuer à un journaliste. Malheureusement, ce sentiment d’un article rédigé sur la table bancale d’un bistro se retrouve avec acuité dans une « causerie » radiophonique réunissant, outre Laure Daussy, Gérard Biard, rédacteur en chef de Charlie Hebdo. Durant un gros quart d’heure, ce dernier nous gratifie de ses remarques de fin de repas arrosé, provoquant l’hilarité des convives. Le très fin et nuancé Gérard, adepte de savoureuses kroniques avait d’ailleurs lui aussi proposé un titre pour illustrer le travail de sa collègue : « la nef des dingos »…
On pourrait sourire devant tant de médiocrité. Et même se dire que Charlie n’a pas complètement tort en raillant des gens ne défendant qu’eux-mêmes et dont, pour certains, la posture contestataire masque difficilement une conception étriquée des rapports sociaux. Mais en usant d’une terminologie à faire rougir de plaisir le ministre de l’Intérieur, en associant subrepticement les partisans du unschooling à une pseudo-mouvance « islamo-gauchiste » tendance « éco-terroriste », en ouvrant complaisamment ses colonnes à un fervent évangélisateur catholique, très à l’aise dans les médias, y compris ceux de la droite-extrême – un comble pour un journal « de gauche » vouant aux gémonies les bigoteries de tous bords – plusieurs lignes rouges ont été franchies.
Rien d’étonnant, finalement, quand on sait que Charli Hebdo a récemment été condamné pour diffamation par le tribunal de Valence après la parution d’une enquête de… Laure Daussy. Le juge ne s’est guère montré tendre avec cette dernière, considérant que son travail « n’a pas présenté le minimum de sérieux exigé » ! À croire que Charlie n’a pas fini de sombrer.
Florian Jourdain, 18 mars 2024
